Première exposition personnelle d’Edouard Taufenbach à la Galerie Binome, « Spéculaire » présente la nouvelle série éponyme du jeune artiste. Poursuivant ses expérimentations plastiques d’après photographie vernaculaire – depuis les séries CINEMA : histoires domestiques (2016-17) et Hommage2 (2015) – Spéculaire puise ses matériaux dans la collection de photographies anonymes du réalisateur Sébastien Lifshitz. La sélection d’images retient l’épanouissement des corps nus ou à demi, en vacances au bord de l’eau ou sur les terrains de sport, dans l’intimité de la chambre et du jardin. L’hédonisme est de mise, et c’est dans cette liberté des courbes, des lignes et des motifs, qu’Edouard Taufenbach construit une autre dimension spatiale et séquentielle pour ces photographies anciennes. Agencement méticuleux de dizaines de fragments noirs et blancs, minces lames brillantes de papier photo, les collages jouent de la déformation et de la démultiplication des points de vue, créant des effets stéréoscopiques. Dans cette approche jubilatoire d’appropriation et de transformation des images planes et passéistes, Edouard Taufenbach partage sa fascination pour l’image amateur, vécue comme support de projections et de désirs.
« Sans doute est-il possible d’écrire une histoire paradoxale de la photographie qui réunirait toutes les tentatives pour sortir de l’image plate et fixe qui, depuis ses origines, semble la qualifier. Elle puiserait autant dans les pratiques populaires que dans les usages scientifiques et artistiques du médium. Les principaux jalons en seraient la photographie stéréoscopique qui, dès le milieu du XIXème siècle, grâce à deux vues légèrement décalées, entend donner l’illusion du relief, la chronophotographie qui, vers 1880 et l’arrivée de l’instantané, permet de décomposer le mouvement ou, encore, d’abord chez les amateurs puis les artistes, le photocollage et sa capacité à multiplier les points de vue et brouiller la perspective, comme, dans les années 1980, les joiners d’inspiration cubiste de David Hockney. Que ce soit dans l’espace ou le temps, parfois les deux à la fois, ces recherches ont pour finalité d’animer l’image. Spéculaire d’Édouard Taufenbach reprend à son compte ce triple héritage auquel l’artiste ajoute un intérêt, actualisé par les jeunes générations en quête de décloisonnement, pour l’objet photographique.
Pour cette série, Édouard Taufenbach n’a pas travaillé, comme à son habitude, avec des photographies qu’il aurait dénichées, mais à partir de la collection d’images anonymes que le réalisateur Sébastien Lifshitz réunit depuis plusieurs décennies. Sans doute était-ce pour lui la certitude de trouver des corpus cohérents et des clichés plus forts et plus rares que le tout venant de la photographie vernaculaire qu’il s’appropriait jusqu’alors. Même s’ils sont importants, comme en ont témoigné l’exposition et le livre Mauvais genre, cette collection ne se réduit pas aux thèmes de l’homosexualité et du travestissement. Guidé par Sébastien Lifshitz, Édouard Taufenbach y a, plus largement, puisé des photographies célébrant la liberté des corps, une liberté qui s’épanouit dans l’intimité mais aussi au contact de la nature, tout particulièrement, au bord de l’eau.
Ces images du loisir, du plaisir et du désir, Édouard Taufenbach les démultiplie, les fragmente, en réagence manuellement les parties, parfois à des échelles différentes, dans une composition issue d’une règle de nature mathématique. Cette dernière est propre à chacune des images originelles qui, d’une certaine manière, l’imposent. Elle pointe, souligne et amplifie un aspect formel ou narratif. Ici, les courbures d’un corps. Là, un geste. Elle permet aussi, tout au contraire, de réinterpréter complètement l’image, d’en inventer une nouvelle. Qui soupçonnerait que ce bouquet de silhouettes féminines dont le dynamisme est renforcé par son format vertical provient d’une image horizontale figurant une farandole, somme toute assez sage, de baigneuses ? Dans tous les cas, Édouard Taufenbach a œuvré avec une jubilation non dissimulée qui décide aussi de certains titres : Hommage à Pierre M., pour l’artiste érotomane, travesti et fétichiste Pierre Molinier, ou Hippolyte B. Junior, pour Hippolyte Bayard, l’un des inventeurs de la photographie qui, faute de reconnaissance, s’est mis en scène en noyé.
Dans Spéculaire, conséquence de la fragmentation et de la répétition, l’action figée par l’instantané semble devoir se dérouler dans le temps bien au-delà du cliché et, grâce aux changements d’échelle, le regard semble pouvoir pénétrer la profondeur de l’image. Ces effets sont renforcés par les découpes – presque des facettes – du papier dont la brillance évoque le verre et ses reflets, quand l’artiste ne produit pas de véritables volumes, en pliant l’image ou en la plaçant sous des prismes, qui imposent au regard de se déplacer. Mais Édouard Taufenbach ne se contente pas d’animer des images plates et fixes. Il parvient à insuffler la vie à ces photographies anonymes du passé où l’on ne peut s’empêcher, d’habitude, de guetter la mort à l’œuvre. »
[texte] Étienne Hatt, exposition « Spéculaire », février 2018